La cuisine de ma mère
Témoignage d'Amal NASR, écrivaine et traductrice palestinienne de Gaza
Image : Sliman Mansour, Orange Fields, 2014
Chaque matin et régulièrement, ma mère nous rappelle qu’il faut réduire notre consommation d'eau et qu’Il faut garder un récipient dans l'évier pour récupérer l'eau utilisée pour la vaisselle et s’en servir pour d’autres usages.
« Nous sommes mieux lotis que les autres ! » est sa phrase de prédilection pendant cette guerre.
J'ai dit à ma sœur que je m'étais coupé les cheveux. J'ai justifié cela par la pénurie d'eau et de shampoing. Comment pourrais-je prendre soin de si longs cheveux dans de telles circonstances ! Mais je sais très bien que ce n'est pas cela la raison.
On dit que voir le malheur des autres soulage le nôtre. Je vois les tourments des autres, mais ils s’intercalent entre moi et le reste du monde. Chaque nuit, je vois le toit de la maison s'effondrer. Je vois des cadavres et des fragments de corps comme si c'étaient les miens. Et ma mère ne cesse de répéter « nous sommes mieux lotis que les autres ».
Nous avons la chance que ma grand-mère nous ait pourvus de nombreuses tantes chez lesquelles nous nous sommes réfugiés successivement jusqu'à ce que nous atteignions Rafah. Après cela, je ne sais pas vraiment si nous serons toujours "mieux lotis que les autres" ? Ou si nous aurons touché le fond de notre nouvelle nakba ?
Mais ma mère et sa phrase favorite ont subi une transformation radicale après qu’elle eût appris que notre maison avait elle aussi été bombardée. Elle ne parlait plus beaucoup. Une quiétude insondable s'est installée sur son visage. Et chaque fois que nous nous adressions à elle, elle répondait en très peu de mots, jusqu’à ce que mon enfant lui rappelle les safayih, des tartelettes à la viande hachée qu’elle nous préparait à la maison. J'ai bien essayé de l'en dissuader, mais elle a insisté pour les confectionner, disant qu'elle les ferait dans les prochains jours. J'ai essayé de lui rappeler que nous manquions de farine, de combustible et de presque tout et que je n'aimais pas que l’on fasse aux enfants des promesses qu’on ne pourrait pas tenir. Elle a fait la sourde oreille et deux jours plus tard, elle a acheté la viande au double de son prix en raison du chaos de la guerre et de la raréfaction des commerces. Elle a préparé la pâte et nous avons commencé la cuisson. Puis, fixant le vide, absente, elle dit : « notre cuisine a disparu » et elle a fondu en larmes. Je n'ai pas trouvé de mots pour la consoler. Moi aussi, j'étais sur le point de craquer. Les mots ont laissé la place aux larmes, nous avons tous pleuré en silence dans la cuisine, mes tantes aussi, alors que nous n'avions pas pleuré lorsque nous avions appris que notre maison avait été bombardée ni lorsque la maison de ma tante maternelle avait été bombardée, ni lorsque nous avions appris que la maison de ma troisième tante avait été bombardée. C'est comme si nous venions de réaliser que tous ces jours étaient révolus, que nos vies avaient basculé.
La cuisine est la meilleure manière pour ma mère de partager son amour. Elle connaît nos plats préférés et ceux de nos parents et amis, un à un. Nous essayons toujours d'imiter ses recettes, de percer les secrets de leurs proportions et de leurs saveurs délicieuses, mais nous n'y parvenons jamais.
Avant la guerre, j'ai essayé de convaincre ma mère d'annuler notre rituel du déjeuner hebdomadaire et de ne le réserver qu’aux invités. J’estimais que trop de temps et d'énergie étaient consacrés à la préparation de toute cette nourriture. Mais rien ne pouvait l'arrêter. Elle n'a jamais pu comprendre la détermination de mon frère à suivre un régime alimentaire qui excluait certaines de ses préparations, ni mon propre besoin de chaque minute de mon temps pour essayer de poursuivre mes études et ma carrière tout en m'occupant de mes enfants. Je ne pouvais pas ajouter son maftoul (couscous palestinien) et ses ka'aks (gâteaux de l’Aïd) à mon emploi du temps déjà chargé. Mais elle ne pourrait jamais se résoudre à nous accueillir avec des assiettes vides.
Cette guerre, avec ses atrocités et ses conditions inhumaines, bouleverse tout. Elle sépare les familles et en réunit d'autres qui tentent de trouver un endroit sûr. C'est une errance sans fin à la recherche d’un refuge, cumulant les souffrances collectives qui accablent les familles qui affrontent la terreur, les bombardements et les restrictions. Ma sœur, dont la maison a été le premier endroit où nous nous sommes réfugiés, a dû fuir avec nous vers le centre de la Bande de Gaza comme on nous l'avait ordonné, à Deir El-Balah, soit-disant "lieu sûr" désigné par l’armée “la plus morale du monde“.
Ayant la double nationalité, ma sœur et sa famille ont réussi à gagner l'Égypte après avoir partagé avec nous le gîte, le couvert et tant de détresse. Ce furent des adieux déchirants et cruels, nous ne savions pas si nous nous reverrions un jour. Elle m'a envoyé un courriel après s'être installée, m'expliquant son sentiment de culpabilité, comme si elle nous avait laissés nous noyer en fuyant avec le seul canot de sauvetage disponible.
Nous essayons d'utiliser le moins d'énergie solaire possible pour pouvoir regarder les informations le soir. Nous avons vu notre quartier alors qu’un journaliste du journal télévisé le parcourait en décrivant les destructions. Nous voulions sauter à l'intérieur de l'écran. « Si seulement la caméra pouvait filmer dans telle ou telle direction ! » Malgré les dégradations qui bouleversaient la configuration des lieux, nous avons ressenti une certaine joie à voir ces images.
Notre quartier n'est qu'à une heure et demie de chez nous. Mais ce sont des jours, des mois et de nombreux massacres et cadavres qui nous en séparent.
J'essaie de trouver une logique dans le langage de Biden et les longs discours du Conseil de sécurité. Je n'arrive pas à comprendre les déclarations de victoire ou de défaite au milieu de toutes ces dévastations. Je sais que ma patrie réside dans le corps de mon enfant. Le rendez-vous avec les nouvelles, c'est un rendez-vous avec l'espoir d’entendre qu’une force supérieure va arrêter la guerre, que, malgré la mort et la destruction, nous retournerons dans nos maisons, vers la vie qu'il nous reste à vivre.
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Traduction : JCP
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Sources :
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