La musique, une autre victime
de la guerre à Gaza
Par Salsabeel AbuLoghod
Image : Zohud (à gauche) avec les membres de son groupe Typo.
Photo fournie par Zohud
Note de la rédaction de "We are not numbers" :
Salsabeel AbuLoghod a écrit cet essai sur la musique alternative à Gaza avant les événements du 7 octobre et leurs conséquences. Nous publions ici son article original, ainsi qu'une mise à jour, rédigée par elle, sur l’évolution de la situation de Zohud.
Salsabeel AbuLoghod est rédactrice et traductrice indépendante à Gaza. Étudiante en lettres à l'université Al-Aqsa, elle s’est spécialisée dans la littérature anglaise. Elle est auteure de poèmes, de récits, de romans et de pièces de théâtre.
“We Are Not Numbers“, met en relation de jeunes écrivain·es de Gaza avec des écrivain·es anglophones reconnu·es du monde entier.
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Malgré les obstacles, Gaza disposait d’une scène musicale avant la guerre.
En août 2023, j'ai eu un entretien avec Mohammed Hasan Zohud, un musicien, chanteur, auteur-compositeur, producteur de musique, distributeur de musique, ingénieur du son, guitariste et pianiste de 32 ans, qui se fait simplement appeler Zohud. Il est pratiquement le seul artiste de Gaza à créer et à interpréter de la musique alternative. Sa musique est accessible dans le monde entier grâce à plusieurs sites Internet.
Zohud m'a d’emblée fait part de l'importance de la musique pour lui : « La musique, c’est ma vie. »
Cela ne veut pas dire que ça a été simple. Une fois qu'il a pu acheter une guitare, Zohud a appris à en jouer en regardant des vidéos sur YouTube.
En 2012, ses compétences en guitare étaient suffisantes pour se produire. C'est alors qu'il a formé Typo, le premier groupe de rock de Gaza. Dans un article sur le groupe publiée par Al Jazeera en 2019, la journaliste Isra Namey écrivait :
- « La musique de Typo s'inspire de la vie quotidienne à Gaza, un endroit où la musique rock est peu commune. C'est ce qui a inspiré leur nom - le fait que leur musique pourrait initialement être considérée comme une “erreur“ au sein de la société dominante. » (le mot “typo“ signifie “coquille“ en anglais, NdT). « La société palestinienne n’est pas accoutumée à ce genre de musique. C'est pourquoi nous avons eu recours à une astuce, mélanger la musique rock avec des percussions orientales pour qu'elle puisse séduire les oreilles des Palestiniens », explique Zohud. »
Typo s'est dissous en 2019 après que la situation économique à Gaza, les restrictions imposées à l'expression musicale du groupe et à la possibilité de partir en tournée, ont contraint la plupart des membres du groupe à quitter Gaza. Plutôt que de former un nouveau groupe, Zohud a décidé de se lancer en solo et de créer son propre studio où il pourrait enregistrer et distribuer sa musique. « Je contrôle le processus de A à Z », m'a-t-il dit.
Des défis des musiciens
Comme tous les musiciens de Gaza, Zohud a dû relever des défis majeurs. Selon lui, « la production est difficile. Je n'aurais pas pu produire quoi que ce soit si je n'avais pas eu mon propre studio ». Comme il y a très peu de structures de production musicale à Gaza, de nombreux musiciens ont du mal à en trouver une qui comprenne leur inspiration et qui produise leur musique comme ils le souhaiteraient.
Leur relation avec les services de sécurité de Gaza constitue un autre défi. Les musiciens doivent obtenir des autorisations pour se produire, que ce soit dans des salles de concert ou lors de soirées sur les terrasses. Avant d'accorder un permis, les agents de sécurité examinent la liste des titres et suppriment les chansons en se basant uniquement sur leur intitulé.
La surveillance ne s'arrête pas là. Les agents de sécurité assistent à chaque concert, à chaque soirée festive et écoutent chaque chanson. S'ils n'apprécient pas le message d'une chanson, ils peuvent mettre fin à la représentation. Zohud et d'autres musiciens s'autocensurent souvent plutôt que de risquer de voir leurs playlists censurées et leurs concerts interrompus.
Zohud déplore l'impact des limitations sécuritaires sur sa musique. « Je ne peux pas enregistrer mes propres concerts ou tourner des clips vidéo dans mon pays pour des raisons de sécurité. En septembre, je sortirai une chanson d'amour qui nécessite un clip vidéo, mais je ne pourrai pas la tourner à Gaza, car les agents de sécurité n'autorisent pas les scènes d'amour dans les vidéos. »
Les agents de sécurité importunent encore plus les concerts en salle, car ils exigent que le public reste silencieux. Ils peuvent même interrompre un concert s'ils pensent que les applaudissements dérangent les habitants du quartier.
Un troisième problème est qu'il est problématique pour les musiciens de se produire en dehors de Gaza. Comme l'explique Zohud, « après que le groupe ait sorti son premier album en 2016, nous avons reçu des invitations à nous produire en Cisjordanie, en Jordanie et en Europe. Nous n'avons pu faire aucune de ces tournées de concerts parce qu'Israël nous a interdit de sortir par le passage d'Erez. Cela m'a fait rater de nombreuses opportunités et a ralenti ma progression en tant qu'artiste.
Les membres du groupe Typo. Photo fournie par Zohud
« Un artiste a besoin de voyager pour élargir son public, rencontrer de nouveaux musiciens et de recueillir davantage de retours sur son travail. J'ai été privé de tout cela. S'il est désormais possible de quitter Gaza par le point de passage de Rafah, cela ne m'aide pas puisque la plupart des propositions viennent de Cisjordanie ou d'Europe, auxquelles je ne peux accéder que par le point de passage d'Erez. En un mois, j'ai raté trois occasions de me produire en Cisjordanie à cause de cela ».
Enfin, il y a l’absence de ressources. De nombreux habitants de Gaza sont au chômage et vivent de l'argent qu'ils reçoivent de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) ; il est évident qu'ils consacre leur argent à nourrir les membres de leur famille plutôt que de leur faire suivre des cours de musique. Les habitants de Gaza qui souhaitent donner une éducation musicale à leurs enfants n'ont que peu d'endroits où s'adresser. Bien qu'il soit possible de se procurer des instruments de musique à Gaza, peu de gens peuvent se le permettre et il y a peu d'endroits où l'on peut prendre des cours de musique.
Des défis pour les publics des concerts
Si les habitants de Gaza ont accès à de nombreux genres de musique enregistrée, ils ont peu d'occasions d'entendre de la musique jouée en direct par des groupes d'autres pays, car Israël empêche régulièrement ces groupes d'entrer dans la bande de Gaza.
Le concert donné en 2012 par le groupe égyptien "Eskenderella" a constitué une exception. Plus récemment, la Fondation Edward Said a tenté de faire venir à Gaza le Trio Jourban, un groupe palestinien de Nazareth. Comme on pouvait s'y attendre, Israël a empêché le concert d'avoir lieu.
Les musiciens de Gaza doivent également faire face à une opinion répandue selon laquelle c’est un péché de jouer de la musique ou même de l'écouter. Zohud se souvient qu'en 2009, les gens faisaient souvent des commentaires négatifs lorsqu'ils le voyaient marcher dans la rue avec sa guitare.
Ce point de vue a commencé à changer en 2013 lorsque Muhammad Assaf, un chanteur palestinien de Gaza, est devenu une pop star internationale après avoir remporté la deuxième saison de l'émission de télévision égyptienne “Arab Idol“. Après cela, de plus en plus de Gazaouis se sont intéressés à l'éducation musicale de leurs enfants.
Malheureusement, ce changement ne s'est pas étendu aux femmes et aux filles de Gaza qui souhaitent exercer leurs talents musicaux. Elles sont toujours confrontées à la croyance partagée selon laquelle elles ne doivent pas chanter ou jouer de la musique, et encore moins en public ou devant des hommes qui ne sont pas des membres de leur famille. Cette pression sociale subsiste et empêche un nombre incalculable de femmes et de jeunes filles, dont je fais partie, de développer leurs talents musicaux.
Malgré toutes ces difficultés, Zohud est encouragé par les appréciations qu'il reçoit de ses auditeurs, y compris de sa famille. « Mon fils et ma fille connaissent toute ma musique et ont mémorisé toutes mes chansons, ce qui me procure une grande joie », déclare-t-il . « J'ai été particulièrement ému par une vidéo que quelqu'un m'a envoyée, montrant un jeune enfant qui synchronisait ses lèvres avec l'une de mes chansons et qui grattait ce qui semblait être une guitare en Lego. Savoir à quel point ma musique touche les gens me suffit ».
Un point positif dans la scène musicale gazaouie
Une des ouvertures positive pour la scène musicale gazaouie vient du ministère de la culture. Dans les limites fixées par le gouvernement, le ministère soutient plus de 150 institutions culturelles dans les domaines des beaux-arts, du théâtre, du cinéma et de la musique.
Atef Muhammad Askoul, directeur général des arts, du patrimoine et des expositions au sein de l'Autorité générale pour la culture et la jeunesse du ministère, m'a expliqué comment le ministère soutenait les musiciens locaux. « Bien que le ministère de la culture n'accorde pas une place directe à la musique, nous la soutenons par d'autres moyens », a-t-il déclaré. « Par exemple, nous travaillons avec la Fondation Edward Said, l'Association Al-Sununu pour la culture et les arts et l'Institut de musique de Palestine, entre autres, pour les aider à surmonter les obstacles bureaucratiques qui pourraient entraver leurs activités. »
Le ministère aide également les institutions musicales à obtenir les permis nécessaires et prête des instruments de musique, notamment un piano à queue offert par le Japon. Il aide les musiciens en protégeant leurs droits intellectuels et créatifs sur leur musique et en soutenant des festivals de musique, des concerts et d'autres événements dans la bande de Gaza.
Malgré ces difficultés, j'ai la conviction qu'un jour, tous les habitants de Gaza, y compris les femmes, auront la possibilité d'étudier la musique, que davantage de musiciens de Gaza trouveront des moyens de créer leur musique et que les habitants de Gaza auront de plus en plus d'occasions d’être transportés par la musique.
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MISE À JOUR
Août 2024
Au début de la guerre, Zohud et sa famille ont abandonné leur maison et leurs biens et ont fui vers le sud jusqu'à Rafah, où ils espéraient être en sécurité.
Après que l'armée israélienne a détruit leur maison, le studio de Zohud et tout ce qu'il possédait, y compris ses instruments de musique, sa famille a utilisé l'argent qu'elle avait économisée pour assurer l'avenir de ses enfants, ainsi que l'argent qu'elle pouvait emprunter à des amis, pour obtenir les permis dont elle avait besoin pour se rendre en Égypte. Ils vivent désormais au Caire.
Le bâtiment de Gaza où Zohud produisait sa musique, aujourd'hui détruit.
Photo de la page Instagram de Zuhod
Bien que Zohud et sa famille soient en sécurité, la vie en Égypte n'est pas facile pour eux. La loi égyptienne les empêche d'ouvrir un compte bancaire, de recevoir de l'argent de l'étranger, de travailler, d'inscrire leurs enfants à l'école ou de souscrire une assurance maladie, entre autres. Heureusement, Zohud a pu gagner de l'argent en se produisant lors de soirées privées avec une guitare louée.
Comme toutes les autres institutions gouvernementales, le ministère de la culture de Gaza ne fonctionne plus. Ses bureaux sont vides, pillés de tout ce qui a de la valeur.
Bien que peu de gens aient le temps de s'occuper d'autre chose que de leur lutte quotidienne pour la survie à Gaza, la musique reste importante pour moi. Je suis enchantée quand le débit Internet, par moments, est assez fort pour apporter un peu de musique dans ma vie.
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Source : We are not numbers, 6 août 2024
Mentor : Jim Feldman
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Traduction : JCP
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