La fin de mon parcours
Par غادة كنفاني Ghada Kanafani
Photo : « Vive la Palestine » Sinan Antoon
15 décembre 2023
Comment parler de mon parcours en commençant par la fin ? Comme dans toutes les fins, c'est un cri ininterrompu, qui ne sait pas où s'arrêter.
Rien n'était nouveau pour moi, ni le meurtre d'innocents, ni l’anéantissement total. mais, cette fois - c'est la dernière pour moi - [Pardonnez-moi, mes extrémités sont gelées, de même que tout mon corps, je me mets au lit, j'y trouverai peut-être un peu de chaleur, à bientôt, je l'espère].
La faim et le goût de cendre et de soufre mélangés à chaque bouchée que je prenais, la souffrance quand je mâchais et avalais, le sentiment d'avoir de la chance parce que la nourriture pour chiens et chats que je mangeais dans la boîte était plus saine que n'importe quelle autre nourriture, la soif qui m'empêchait de voir les vermisseaux se tortiller dans mon verre d'eau.
Rien de tout cela et bien plus encore ne m'avaient préparée à ce que je vis aujourd'hui.
"Bien plus encore“ ?! Y a-t-il bien plus encore ? Peut-être. Peut-être pas. Mais ce n'est pas le "plus" en soi, c'est l'accumulation de ce dont ne me parlent pas les "dernières nouvelles", c'est une accumulation quotidienne - jour après jour, minute après minute - de meurtres au hasard d'innocents, d’explosions d’habitations, de vols et de destructions de récoltes, de la terreur des civils, sans parler des prisonniers qui purgent leur peine sans inculpation ni condamnation... Ce sont là quelques exemples parmi tout ce que je vois chaque jour et j’ai honte d'être impuissante et de me trouver si loin. J'ai honte de ce que je dis, de ce que voient mes yeux et de ce qu’entendent mes oreilles, c'est pourquoi j'ai opté pour le silence et suis retournée dans ma grotte où je me suis isolée de ce détestable monde.
Cependant, je ne m'habitue jamais à ce que je vois.
Dans les premières temps, j'étais pleine de fierté et d'admiration pour la capacité des gens à se relever. J’avais prévu ce qui allait arriver, mais pas d'oreilles pour m’écouter.
Alors
je me suis rendue dans le seul endroit que je connaissais où un rocher avait la même forme que la carte de ma terre natale, j'ai placé mes petits cailloux d'abord sur la ville de mon père, puis sur celle de ma mère, puis sur les autres villes que le rocher pouvait compter. J'ai mis la bougie de mon père dans la mer de Haïfa.
Dans ses derniers jours, mon père faisait la sieste plus souvent, il nous demandait de l'excuser, à nos « déjà? » il répondait « je veux seulement aller à Haïfa ». Il rêvait de sa maison quand il fermait les yeux et souhaitait mourir à ce moment-là : « Je souhaite mourir dans mon sommeil pour mourir à Haïfa. »
Alors
J'ai placé un carreau de céramique que j'avais apporté d'Espagne parce qu'il me rappelait le Levant que j'aimais. Il se trouvait dans un tas de gravats mélangés à des décombres devant une maison en cours de rénovation. Je n'ai pas demandé l’autorisation, j'ai juste pris ce morceau de carrelage carré cassé, la partie manquante laissait une ligne en forme de croissant.
Et j'ai attendu.
Alors
J'ai apporté deux supports de cartes de 1920 portant le mot PALESTINE, l'un, une mappemonde et l'autre, une diapositive en verre datant d'une époque ancienne, à visionner avec un projecteur. Deux de mes amis les avaient achetées pour moi chez un antiquaire, « nous avons vu le mot Palestine et nous savions que tu étais la seule personne qui apprécierait ces objets ». Ils étaient loin de savoir.
Alors
J'ai apporté une photo que j'avais découpée dans un magazine, représentant un olivier séculaire dans un champ de coquelicots rouges. C'est la Palestine que je connais et que je dessinais quand j'étais enfant.
Rien de tout cela n'a servi. Ma prostration dans le silence et la froidure glaciale persistait. Je ne savais pas quelle serait la prochaine étape, chaque "Alors“ était un jour nouveau. Ma tête était sur le point d'exploser à cause de mes oreilles.
J'ai essayé d'écouter de la musique, mais même les airs les plus doux sonnaient comme des tambours, des tambours de guerre.
Alors
Je me suis souvenue de Fairuz, mon amie de toujours et mon refuge. Elle m'a toujours donné la force d'endurer ce monde odieux. Mais cette fois-ci, elle m'a fait faux bond. Non, ce n'est pas elle qui m'a déçu, mais plutôt ma mémoire où vous êtes présents.
Je ne lui ai pas laissé terminer "Wahdon" (Ils sont seuls) parce que je vous ai vus, chacun d'entre vous, assis dans un coin, attendant et sachant qu'il n'y aurait pas de retour possible.
« Vous êtes assis à côté de moi et je vous cherche », ai-je crié comme je l’avais fait pendant les raids aériens et les bombardements, les oreilles bourdonnantes et les yeux brûlants, à la recherche de mes filles dans la grisaille étouffante.
« Asamina, nos yeux sont nos noms. » J'ai imaginé vos yeux portant les couleurs du ciel et de la terre, des yeux façonnés avec toutes les formes de l'univers, je les ai imaginés me regardant d'un air interrogateur, terrorisés, voyant et ne voyant pas. Des yeux qui veulent voir pour pouvoir raconter ce qu'ils voient, et qui ne veulent pas voir parce qu'ils sont incapables de comprendre ce qui se passe. Des yeux d'enfants « les parents ont longuement réfléchi avant de choisir leurs noms », ils voulaient que ces noms soient porteurs de tout leur amour et de tous leurs espoirs pour leurs enfants.
Assez, assez de toi Fairuz.
« Oiseau de malheur, je suis » et je vous ai vus, oiseaux dispersés dans le vaste ciel. Je me suis souvenue de ma voisine qui a perdu son enfant de six ans lors d’un bombardement qui nous est tombé dessus alors que nous faisions la queue, des seaux vides à la main, en attendant l'eau. Des personnes en deuil ont essayé de la réconforter en lui disant : « Dieu a choisi un oiseau de paradis ». Elle a crié, s'arrachant les cheveux et se griffant les joues : « Pourquoi mon oiseau ? Pourquoi mon oiseau ? »
Fairuz, je ne devrais pas t'accuser à tort, tu n'y es pour rien, c'est moi qui t'interrompais sans cesse et qui sautais d'une chanson à l'autre en cherchant du réconfort. Ce n'est pas ta faute, c'est la faute de mon cerveau, mon cerveau qui est rempli d'horreurs depuis que je suis née, et peut-être même avant. Comment calmer l’accélération des battements de mon cœur, où se précipitent-ils ? Comment empêcher le sang de m’inonder les yeux ? Et mes oreilles de bourdonner sans arrêt ; mes jambes de se paralyser ou la glace de m’enrober de la tête aux pieds, comment les en empêcher ?
Fairuz, je te présente mes excuses, tu as toujours été mon baume, même quand tu ne guérissais pas, tu étais mon baume.
Pourquoi ne pas essayer une comédie musicale légère, mais “Fadlo & 'Eid“ sont arrivés avec leur plan pour « voler, déraciner et ainsi de suite... », « pourquoi y a-t-il des roses dans le village ? Pourquoi y a-t-il de l'amour et des chansons.... » et je me suis souvenue de la violence et des destructions des colons.
Non, je vais revenir aux chansons, et
« ils étaient jeunes, d'un âge tendre » a été le coup de grâce.
Alors
Le sommeil, le sommeil apaise le cerveau. Mais que vais-je faire de nos enfants et des enfants du monde ? Vos yeux se confondent avec les yeux des Africains arrachés à leur terre natale, avec les yeux des Amérindiens parqués loin de leur famille, avec les yeux des Vietnamiens dont les enfants ne comprenaient pas pourquoi les adultes étaient envoyés loin, dans les régions les plus reculées, et avec les yeux des enfants migrants à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Que cherchent-ils ces yeux ? Que voient-ils ? Comment traduisent-ils l'injustice dans une langue qu'ils peuvent comprendre ?
De quoi un être humain a-t-il besoin, si ce n'est d'un repas et d'un matelas ? Qu'est-ce qui apporte la mort si tôt aux êtres humains, si ce n'est l'injustice ? Y a-t-il quelqu'un qui se croit immortel ? Pourquoi tout ça ? Pourquoi tout ça ?
Quand le sommeil vient, il ne vient pas.
Alors
j'ai régressé. J'ai commencé à me rappeler les proverbes et les dictons de ma grand-mère. « Pharaon, qui t'a rendu arrogant ? » « Je n'ai trouvé personne pour m'arrêter. » Alors j’attendais que quelqu'un l'arrête, c'est à ce moment là que j'ai décidé de compléter sa réponse par « parce que tout le monde m'encourage à être comme ça ».
Alors
Le café. « Tu appelles ça du café ? » S’exclamait ma mère en voyant le café s’écouler du percolateur électrique. J’ai imploré son indulgence. Café à la cardamome et à l'eau de fleur d'oranger. Je me suis surprise à tendre la main vers le lait. J'ai bu mon café comme ma grand-mère me le servait quand j'étais enfant. Dans une petite coupelle avec plus de lait que de café, ainsi, je rejoins les adultes tout en étant sûre de ne pas être l'une d'entre eux, pas encore.
« Les proches se rassemblent pendant les catastrophes. » Oui, grand-mère, ils le font et ils l'ont fait. Je lis que des milliers de personnes dans le monde sont descendues dans la rue pour nous soutenir, mais elles sont comme moi, elles vivent dans le monde des autres, même lorsque nous voulons communiquer, nous utilisons ce que leur monde nous offre. J'ai l'impression que le monde m'a abandonnée dans ma grotte et qu'il a avancé sans moi. Je ne le regrette pas, mais je trouve étrange que nous ne soyons pas capables de trouver d'autres moyens de communiquer.
Alors
Je suis allée marcher dans le cimetière historique (remontant à la fin des années 1800). J'ai découvert ce cimetière/ville il y a quelques années. Je l'ai aimé parce qu'il est ouvert à la vie et à ceux qui sont encore en vie. J'y ai lu des chapitres de l'histoire. J'ai suivi mon ombre mais je n'ai pas réussi à la rattraper. Elle me fatiguait. Soudain, j'ai vu l'ombre de deux enfants sur un mur à Hiroshima, ils s'étaient évaporés avant que leur ombre ne les rattrape.
Malgré tout, j'ai continué à marcher, plus lentement cette fois, laissant mon ombre aller au diable. J'ai marché lentement au sein du cortège funèbre de milliers de vos enfants, un cortège funèbre dispersé qui essayait de trouver un terrain. Lorsque je me suis réveillée, j'ai vu des plantes fleurir à travers les rochers. J'ai vu des feuilles pousser sur un arbre mort. Fairuz a chuchoté : « Nous continuerons avec ceux qui restent. »
Mon cœur s'est un peu calmé et je suis retournée là où je vis, qui n'a jamais été et ne sera jamais mon foyer.
Alors
Cuisiner. Cuisiner me calme toujours. Aubergines au yaourt.
Ma mère m'a appris les secrets de la menthe séchée. La menthe doit être séchée à l'ombre. Conservez les tiges pour une infusion chaude bienfaisante. Réduisez en poudre quelques-unes des feuilles pour le yaourt à boire ou pour le taboulé, alors que les feuilles fraîches se cachent en attendant le prochain printemps. Quant au reste des feuilles, elles doivent être ajoutées au moment de servir. « Mais là, je vous mets au défi de me manger sèche. Attendez que je sois saturée de yaourt et d'ail pour que je fonde dans vos bouches ».
Mon assiette remplace vos médecins et vos infirmières qui, dans leurs blouses blanches, vous tiennent, vous les brûlés, dans leurs bras et contre leur poitrine. Les feuilles de menthe séchées de vos enfants prennent la place.
Alors
Je me suis précipitée sur mes papiers et mes crayons, comme ces enfants, je n'écris qu'au crayon. J'écrirai, j'écrirai. Et j'ai vu vos papiers voler, les brûlés, les à moitié brûlés, les carbonisés. Vos pensées, votre imagination, vos petits doigts qui obéissent et n'écrivent pas sous la ligne, quoi qu'il arrive. On vous a appris dès votre plus jeune âge qu’écrire était un art. Et, avec une belle écriture, vous avez écrit vos noms sur vos mains, l'une d'entre vous a même écrit son testament.
Alors
Et si je m'asseyais un peu sur le balcon pour un petit moment ? Le monde continue comme si de rien n'était. Comme si rien ne s'était passé. Comme si rien ne se passait. Le plus important, ce sont les chiens et les chats de compagnie dorlotés. Pourquoi ne sommes-nous pas dorlotés nous aussi ? Ne nous appelle-t-on pas “animaux“ ? Au moins, nous nous situons à un niveau au-dessus, nous sommes des “animaux humains“.
Je me suis souvenue qu'en 2006, mes collègues s’étaient solidarisés pour sauver un chat de l’injection létale. Dix minutes ont suffi pour que ce chat reste en vie. Parce que les êtres humains ont appelé, se sont déplacés en personne et ont menacé de suspendre leurs dons au refuge pour animaux. Pour être honnête, ils ont expliqué qu'Austin devenait fou parce qu'il était séparé de Diana, sa sœur jumelle, et qu'il se calmerait s'ils étaient réunis dans un même refuge.
Ces êtres humains bienveillants ont été mes collègues pendant plus de treize ans. Aucun d'entre eux ne m'a demandé des nouvelles de ma famille à Beyrouth. J'aurais aimé que ma famille soit une famille de chats, peut-être qu'elle aurait survécu, survécu.
Alors
J'ai réalisé que j'avais touché le fond lorsque j'ai appris qu'une de mes amies était morte avec ses enfants. La première pensée qui m'est venue à l'esprit a été : « C'est peut-être mieux ainsi, aucun d'entre eux ne pleurera l'autre ». J'ai été choquée. J'ai eu honte, une honte définitive, contrairement à la honte quotidienne que j'éprouve à vivre loin de vous, c'est une honte d'un autre genre qui m'a fait toucher le fond, annonçant la fin de mon parcours.
Pourquoi ?
Parce que le premier souvenir que j'ai de la détresse est celui de ma famille réunie autour de la radio en train d'essayer de capter et d'écrire des noms. La générosité infinie de la BBC a offert un programme où les familles de réfugiés palestiniens séparés les uns des autres en 1948 annonçaient leurs noms et le nom des personnes qu'elles recherchaient. Les voix des gens, les visages des membres de ma famille, leurs yeux, leurs rides, leurs mains tremblantes et, plus tard, leurs larmes sont à jamais ancrés en moi. Cette même générosité a été offerte aux Irakiens en 2003.
Et,
parce que jusqu'à présent, je n'ai pas trouvé de réponses à ce qui me déconcerte et me déchire le cœur.
Pourquoi ne tire-t-on pas les leçons de toutes les guerres ? Pourquoi l'expression "crimes de guerre" ? Toutes les guerres ne sont-elles pas des crimes ? Existe-t-il des guerres sans crimes ?
Je suis certaine que c'est la fin de mon parcours parce que Fairuz, qui m'a accueillie à toutes les étapes de ma vie, n'est même pas capable de finir de chanter un couplet. Il ne me reste que ses hymnes à la « mère éplorée ».
J'entends les cris de mon peuple violé comme l’éternel hennissement d'un cheval, un cheval en pleine chute, suspendu dans les airs avec son hennissement. Cent ans de sanglots de mon peuple et le hennissement du cheval portent toute les nuances de la souffrance, ils résonnent dans mes oreilles et touchent mon cœur, mais pas le monde qui est sourd.
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Citations de Fairuz extraites de :
Chanson : وحدن Wahdon – Ils sont seuls
Chanson : طلع لي البكي Tele'e li il biki – Les larmes viennent de me monter aux yeux
Chanson : اسامينا Asamina – Nos noms
Chanson : أنا يا عصفورة الشجن Ana ya 'usfuratu shajani – Oiseau de malheur
Théâtre musical et film: بياع الخواتم bayya' el khwatem – Le marchand de bijoux
Chanson : كانوا صغار Kanu zghar – Ils étaient jeunes
Théâtre musical et télévision : جبال الصوان jbal es sawwan – Les montagnes de granit
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Ghada Kanafani, écrivaine, poétesse, conférencière et enseignante palestinienne est née à Beyrouth. Elle a émigré aux États-Unis en 1985, certains de ses écrits sont enseignés dans les écoles de bibliothéconomie et figurent dans des ouvrages de référence. En 2005, elle a publié un recueil de poèmes « A Life in Pencil ». Son travail et ses engagements sont hautement reconnus et ont été récompensés par de nombreux prix locaux et nationaux dont le prix Elise Boulding “Peacemaker of the Year“ en 2009.
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Sources :
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Traduction : JCP
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