Une balle en fer-blanc
Une nouvelle d'Adania Shibli
Le dernier livre d'Adania Shibli, “Un détail mineur“ devait être primé au salon du livre de Francfort d’octobre 2023. Cela a été annulé, créant une polémique, suite aux événement du Moyen Orient.
A l'occasion, le site ArabLit a publié une nouvelle qui était parue dans le numéro « FOOTBALL » d'ArabLit Quarterly, automne 2021, VOLUME 4, ISSUE 3.
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La guerre semblait terminée, après avoir atteint les derniers degrés de la violence. Bref, elle avait atteint des sommets, et les soldats rangeaient leurs affaires personnelles et rassemblaient leur équipement, las, épuisés, vidés, ayant donné toute leur énergie au combat. C’est pourquoi ils balançaient le tout sans précautions dans leurs paquetages et dans leurs véhicules. Il y avait des véhicules de transport de troupes, des véhicules de transport du matériel militaire, les caisses de balles, les caisses de grenades, des véhicules de transport de chars, et des véhicules de transport du ravitaillement, les boîtes de conserve dont certaines étaient périmées. Aussi loin que l'oeil pouvait voir, c’étaient les seuls éléments du décor qui étaient restés intacts. Par contre, tout autour, les bâtiments avaient été bombardés, ils étaient criblés de trous disparates, des fragments de béton étaient tombés dans les rues, sur les trottoirs, la peinture s’écaillait sur les façades et sur les cloisons intérieures qui encadraient encore les meubles qui n'avaient pas pu être emportés par les habitants qui fuyaient les bombardements. Moins visibles, gisaient épars les cadavres de tous âges. Ou, pour être plus précis, il faudrait qu’ils restent invisibles. Il serait préférable de ne focaliser l’attention que sur leur nombre, et puis, si l'on trouvait le temps, on pourrait mentionner leurs noms et leurs âges, et les circonstances de leur mort, y compris ce qu'ils faisaient au moment où ils ont été tués, et ce qu'ils ne pourront plus jamais faire. Mais la tâche serait ardue. En fait, il serait quasiment impossible de rassembler toutes ces informations, qui seraient vraisemblablement oubliées à la première occasion, quelque soit l’ampleur de la compassion, voire de l’affliction, qu'elles pourraient susciter. Rien de tel ne sera entrepris ici, afin d’écarter l’éventualité que ces lignes puissent être interprétés comme de la propagande politique susceptible de provoquer l'ire de certains lecteurs, en particulier ceux issus de la classe moyenne intellectuelle. Quoi qu'il en soit, ces corps, s'ils pouvaient signifier quelque chose pour quelqu'un d'autre que ceux à qui ils avaient appartenu, ce serait pour ceux qui leur étaient les plus proches, et peut-être aussi pour leurs assassins. Pas maintenant, mais plus tard. Probablement, bien des années plus tard, parce qu’aujourd’hui ces tueurs sont las, épuisés, vidés, et qu'ils utilisent toute l'énergie qu'il leur reste pour rassembler leurs affaires personnelles et leur équipement, afin de quitter ce champ de bataille et de rentrer chez eux sans tarder. Ils doivent donc rassembler tout ce qui est resté intact ou qui n'a pas servi, et le mettre soit dans leur paquetage, soit dans le véhicule approprié. Et tout ce qui a été endommagé ou a été utilisé, doit être rassemblé dans d'énormes sacs poubelles, tâche qu'ils accomplissent sans le soin qu'ils accordaient à la collecte de leurs affaires personnelles et de leur équipement. Lorsqu'ils quitteront enfin les lieux, ils laisseront trainer une partie de tout cela derrière eux, et pas seulement les sacs poubelles. Pendant ce temps, des voix lointaines se font entendre, affirmant que l'amour et la paix finiront par triompher, et des équipes médicales s'apprêtent à entrer en scène suivies par la presse internationale, un convoi d'aide humanitaire, des organisations de défense des droits humains, et derrière eux, se faufile un groupe d'enfants espiègles et curieux. Aussitôt arrivée sur place, chaque équipe se mettra à inspecter les lieux à la recherche de tout ce qui pourrait entrer dans le champ de ses responsabilités. Il n'est pas nécessaire de s'attarder ici sur ces responsabilités, puisqu’elles sont bien connues. Ces lignes s’intéresseront donc sans détour au groupe d'enfants espiègles et curieux qui, cette fois, comptait dans ses rangs Mohammad, Mounira, Moneim, Mazen, Maysoon, Mukhles et Maya, dont les noms, par pure coïncidence, commencent tous par la lettre M. En dehors de cela, et bien qu'ils soient nés dans des familles aux origines socio-économiques différentes, ils présentent une autre caractéristique fondamentale commune : la pauvreté. Mounira était l'aînée, mais Mohammad était le plus fort, le duo menait le groupe à travers le champ de bataille à peu près déserté, Maya, la plus jeune et la plus petite, étant toujours à l'arrière.
Chaque âge et chaque taille ont leurs avantages et leurs inconvénients, mais Maya n’en connaissait pour l'instant que les inconvénients. Pendant que les autres membres du groupe exploraient les déchets laissés par les soldats à la recherche de trouvailles extraordinaires, rares et précieuses, elle récoltait des objets ordinaires qu’on trouvait en abondance, dont personne ne se souciait, comme des boîtes de sardines vides et des douilles de balles. Elle les ramassait, les abandonnait dès qu'elle en trouvait une en meilleur état, gardant les plus brillantes et les moins cabossées, jusqu'à ce qu'elle trouve enfin une boîte de sardines dont le couvercle était à peine décollé, mais qui était complètement vide. Maya commença immédiatement à la remplir avec les petites douilles de balles qu'elle avait récoltées et mises de côté. Lentement et soigneusement, elle les inséra une à une, jusqu'à ce que la boîte fût pleine de ces douilles empilées dans le sens de la largeur, perpendiculairement à la disposition habituelle des sardines. Soudain, des exclamations de surprise et d'émerveillement s'élevèrent du groupe de tête qui se mit à courir, vite imité par Maya qui ne savait pas pourquoi elle courait, mais dans les circonstances d’alors, elle était, comme les autres, poussée par l'instinct de groupe, soudé autant que posible.
Tous coururent jusqu'à ce qu'ils arrivent à une esplanade déserte où ils avaient l'habitude de jouer en temps de paix. Mounira s'assit et Mohammad fit de même, tandis que les autres restaient groupés autour d'eux. Alors que le silence régnait, Mounira sortit de sa tunique une boîte métallique en forme de cylindre aplati. Il y avait une écriture dessus, qu'aucun d'entre eux ne pouvait déchiffrer, mais ils savaient exactement de quoi il s'agissait d'après l'image qui se trouvait en dessous. Une image de cornichon d'un vert pâle. Mounira commença à se démener pour ouvrir la boîte, tandis que Mohammad donnait des instructions sur la façon de s’y prendre, jusqu’à ce qu’il décide d’intervenir rapidement, lui retirant la boîte des mains. Cela ne voulait pas dire que Mounira avait perdu le contrôle de la boîte. Pas du tout. Pendant ce temps, la salive avait commencé à s'accumuler dans les bouches closes, avalée à chaque fois que le niveau s'élevait trop haut et gênait la respiration. Ils ne se considéraient certainement pas comme des enfants extrêmement pauvres, mais les conserves de cornichons étaient une rareté dans leur ration alimentaire ainsi que dans le paysage de leur vie quotidienne. Parfois, ils en apercevaient dans les réfrigérateurs de jeunes mariés, ou lors de déjeuners ou dîners de fêtes. Mais les trouver ainsi, alors qu'ils s'amusaient, était inimaginable. La question était désormais de savoir combien de cornichons il y avait dans la boîte, et le nombre auquel chacun aurait droit. Il devait y en avoir au moins sept. Dix, peut-être. Et tout le monde accepterait que ce soit à Mounira et Mohammad, qui avaient trouvé la boîte, qu’échoient les plus gros et la plus grande quantité, une fois que les autres auraient été répartis équitablement, le plus petit cornichon revenant à Maya. Son corps, le plus petit et le plus jeune, n'en avait pas vraiment besoin. Ces considérations, ces questionnements intériorisés et ces extrapolations continuèrent à occuper les jeunes esprits jusqu'à ce que, enfin, la boîte de conserve s'ouvre. Le son de l'ouverture, d'abord un “ting“, fût suivi d’un râle de métal déchiré, tandis que l'odeur de la saumure atteignait leurs narines, devenant de plus en plus intense à mesure que la boîte passait alternativement des mains de Mohammad à celles de Mounira. Il s'agissait moins d'un passage que d'une séparation à contrecœur, jusqu'à ce que la boîte s'immobilise enfin entre les mains de Mohammad, tandis que Mounira continuait d’en extraire le contenu. Les cornichons furent distribués d'abord à Maysoon, puis à Mazen, puis à Mukhles, puis à Moneim et, enfin, à Maya. Et à vrai dire, après une inspection et un examen approfondis, il ne semblait pas y avoir de grande différence de taille. Alors que Mohammad et Mounira conservait la boîte et le reste de son contenu, tout le monde commença à ingurgiter sa part. Alors que la plupart d'entre eux finissaient leurs cornichons en essayant de manger aussi lentement que possible, Mohammad et Mounira n’arrêtaient pas de manger. Alors des sollicitation murmurées commencèrent à se faire entendre, implorant une bouchée de l'un ou de l'autre, juste une petite bouchée. Mohammad et Mounira rabrouèrent les quémandeurs, mais leur accordèrent tout de même de petits morceaux, jusqu'à ce que le groupe finisse tous les cornichons de la boîte et qu'il ne restât plus que le jus. Ils ont alors commencé à le boire, chacun à leur tour, personne n’en buvant plus que les autres, et si quelqu'un s’y risquait, ce fut le cas de Moneim, Mounira lui arrachait la boîte des mains. On partage, on a dit !
Ensuite, les grands se sont répartis en deux équipes de trois et commencèrent à dribbler avec la boîte de conserve. Et chaque fois que la boîte était envoyée trop loin, Maya, qui se tenait sur le côté, trop jeune et trop petite pour savoir jouer au football, se précipitait pour la rattraper.
C'était une journée vraiment magnifique qu'aucun d'entre eux n'oublierait jamais. Ils étaient heureux.
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Traduction : JCP
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"A tin ball". Adania Shibli, ArabLit Quarterly, automne 2021, nouvelle publiée sur le site le 15 octobre 2023
https://arablit.org/2023/10/15/short-fiction-adania-shiblis-a-tin-ball/
Cette nouvelle avait été publiée dans le numéro « FOOTBALL » d'ArabLit Quarterly, automne 2021, VOLUME 4, ISSUE 3.
https://arablit.gumroad.com/l/gTzRA?layout=profile
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Née en 1974, Adania Shibli, incarne une génération d'écrivains et d'artistes palestiniens qui revendiquent un engagement politique autant qu'esthétique.
Actes Sud/Sindbad a publié “Reflets sur un mur blanc“ (2004), “Nous sommes tous à égale distance de l'amour“ (2014) et “Un détail mineur“ (2020).
Adania Shibli a reçu en 2002 et 2004 le prix du Roman de la Fondation A.M. Quattan.
Adania Shibli aux Editions Actes Sud/Sindbad
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