Ne détruisez pas le nom de Brecht !
Lettre ouverte de Finn Iunker à propos de la prochaine conférence à Tel Aviv organisée par l’International Brecht Society.
Suivie de la réponse du président de l’IBS et de la lettre ouverte du théâtre de la liberté à Jénine.
Pour prendre connaissance de l'intégralité du travail de Finn Iunker, nous vous invitons à voue référer à la publication originale en anglais : https://e-cibs.org/issue-20221/#iunkerletter
En effet, la traduction ci après ne reprend pas la quarantaine de notes et de liens qui éclairent sur la profondeur du travail réalisé.
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Wenn wir zu dir kommen
Werden uns unsere Lumpen abgerissen
Und du horchst herum an unserm nackten Körper.
Über die Ursache unserer Krankheit
Würde dir ein Blick auf unsere Lumpen
Mehr sagen. Dieselbe Ursache zerschleißt
Unsere Körper und unsere Kleider.
Bertolt Brecht, “Rede eines Arbeiters an einen Arzt”
Quand nous venons à toi
avec nos haillons en lambeaux
tu écoutes nos corps nus.
Mais quant à la cause de notre maladie
jette un œil sur nos haillons
pour en savoir plus. C’est la même chose
qui use nos corps et nos habits.
Bertolt Brecht, « Lettre d’un ouvrier à un médecin »
L'International Brecht Society (IBS) a décidé d'organiser sa prochaine conférence à Tel Aviv, Israël, en décembre 2022. Un appel à contributions (CfP) sur sa page Web décrit le cadre thématique de la conférence, qui s'intitule « Bertolt Brecht dans des temps sombres. Racisme, oppression politique et dictature ». La conférence est organisée par l'Université de Tel Aviv en collaboration avec l'Université hébraïque de Jérusalem et l'Université de Haïfa. Il y aura des conférences et des tables rondes, des ateliers et des lectures, ainsi que des excursions et un programme artistique, dont une performance d'Antigone. D'autres sujets sont l'inégalité, l'injustice, la privation de la liberté d'expression, la protestation, la résistance et la révolte. Je remercie le président de l'IBS et les éditeurs d'e-cibs de m'avoir donné l'opportunité de présenter mes commentaires sur la conférence (tels que reflétés dans l'appel à propositions).
L'IBS compte environ 220 membres du monde entier. Je suis membre depuis 2010. J'ai eu le plaisir d'assister aux conférences IBS à Honolulu (2010), Oxford (2016) et Leipzig (2019). J'ai rencontré des érudits de Brecht qui sont devenus de bons collègues et amis.
Je vous écris cette lettre, chers collègues :
Ne participez pas à ce Brecht-washing du racisme, de l'oppression, de l'inégalité, de l'injustice et de la privation de la liberté d'expression. Dans l'Israël d'aujourd'hui, ceux qui protestent contre l'oppression sont fusillés. Ceux qui résistent à l'occupation militaire sont fusillés. Même ceux qui ne résistent pas sont maltraités, humiliés, battus, kidnappés, torturés, tués, leurs corps ensuite confisqués ; leur terre est volée, leur eau est volée, leur patrimoine est bombardé : ce sont des Palestiniens. L'appel à propositions ne les mentionne pas une seule fois. Le CfP ne contient pas le mot « Palestinien". S'il vous plaît, ne participez pas à une conférence sur l'oppression où les opprimés ont déjà été effacés.
Il devrait maintenant être clair pour nous tous que le système israélien de domination et de contrôle est un apartheid, tel que défini dans la Convention sur l'apartheid, et tel que rapporté par, entre autres, B'Tselem (2021), Human Rights Watch (2021) et Amnesty International (2022). L'ancien procureur général d'Israël, Michael Benyair, est d'accord : « Vous ne pouvez tout simplement pas être une démocratie libérale si vous appliquez l'apartheid à un autre peuple. » C'est ne pas avoir peur des contradictions quand on sait que toute la société israélienne est complice de cette réalité injuste. Le dernier rapport que j'ai lu vient du rapporteur spécial de l'ONU. Permettez-moi de vous en donner quelques exemples.Le rapport comprend 62 sections.
Appelons-les Lehrstücke (leçon).
Dans la Lehrstück 44, vous apprendrez que « les 2,7 millions de Palestiniens vivant en Cisjordanie ne jouissent d'aucun des droits, protections et privilèges dont jouissent les colons juifs israéliens vivant parmi eux », et que « la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement a estimé que les fermetures israéliennes, la confiscation des terres et des ressources, la croissance rapace des colonies et les opérations militaires ont coûté à l'économie palestinienne 57,7 milliards de dollars (US) en développement arrêté depuis 2000. »
Dans la Lehrstück 45, vous apprendrez que « la vie des Palestiniens en Cisjordanie est régie par plus de 1800 ordres militaires émis depuis 1967 par le commandant des Forces de défense israéliennes, couvrant des questions telles que la sécurité, la fiscalité, les transports, l'aménagement du territoire et le zonage, les ressources naturelles, les déplacements et l'administration de la justice. » Justice ? Le taux de condamnation des Palestiniens dans le système des tribunaux militaires est supérieur à 99 %. « Encore plus draconien, il existe, en permanence, des centaines de Palestiniens emprisonnés indéfiniment par le biais de la détention administrative, grâce à laquelle ils sont incarcérés sans même la façade d'une procédure formelle, c'est-à-dire : sans accusations, preuves, procès ou condamnation, et dont la détention peut être prolongée indéfiniment. »
Dites que vous ne saviez pas.
Dans la Lehrstück 46, vous apprendrez qu'« une stratégie centrale de la domination israélienne a été la fragmentation stratégique du territoire palestinien en zones distinctes de contrôle de la population, avec Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est physiquement séparés les uns des autres », et que « la Cisjordanie elle-même est fragmentée en 165 enclaves déconnectées ». « Israël surveille également de près la société palestinienne grâce à une cyber-surveillance avancée ».
Dites que vous ne saviez pas.
Dans la Lehrstück 47, vous apprendrez que « depuis 1967, Israël a confisqué plus de deux millions de dunams [2 000 kilomètres carrés] de terres palestiniennes en Cisjordanie, qui ont été utilisées pour construire des colonies, des autoroutes et des routes réservées aux Israéliens, des parcs de loisirs , des centres industriels et des bases militaires et des zones de tir, le tout dans le but de cimenter une présence démographique permanente et inamovible. » Ils volent des terres et détruisent des maisons : « le nombre de bâtisses [palestiniennes] démolies entre 2020 et 2021 sont les deuxième et troisième taux annuels les plus élevés depuis que ces chiffres ont été enregistrés pour la première fois en 2009 ».
Dites que vous ne saviez pas.
Dans la Lehrstück 57, vous apprendrez que « ce système de domination étrangère a été établie avec l'intention de maintenir la domination d'un groupe racial-national-ethnique sur un autre », que « les dirigeants politiques israéliens, passés et présents, ont déclaré à plusieurs reprises qu’ils avaient l'intention de garder le contrôle sur tout le territoire occupé afin d'agrandir les parcelles de terre pour les colonies juives présentes et futures tout en confinant les Palestiniens dans des réserves de population barricadées », et que « les plans d'Israël pour plus de colons juifs et de plus grandes colonies juives sur de plus grandes étendues de terres occupées ne peuvent être accomplies sans l'expropriation de plus de propriétés palestiniennes, ainsi que des méthodes de contrôle de la population de plus en plus dures et de plus en plus sophistiquées pour gérer l'inévitable résistance ».
Dites que vous ne saviez pas.
Dans la Lehrstück 58, vous apprendrez que « l'imposition de ce système de discrimination institutionnelle avec intention de domination permanente s'est appuyée sur la pratique régulière d'actes inhumains, d’exécutions arbitraires et extrajudiciaires, de torture, de morts violentes d'enfants, de déni des droits humains fondamentaux, d’un système judiciaire militaire fondamentalement défectueux et d’une absence de procédure pénale régulière, de détentions arbitraires, de punitions collectives... La répétition de ces actes sur de longues périodes et leur approbation par la Knesset et le système judiciaire israélien indiquent qu'ils ne sont pas le résultat d'actes aléatoires et isolés, mais font partie intégrante du système de gouvernement d'Israël. »
Maintenant vous savez.
Juste pour vous donner un aperçu du système juridique, en prenant l’exemple de la confiscation des morts palestiniens, qui semble être la politique israélienne en vigueur depuis 1967 (adoptée d'un règlement d'urgence britannique d'environ 1945), B'Tselem écrit que le refus de restituer les corps « cause d'immenses souffrances aux familles, car elles sont incapables d’enterrer leurs proches et d’accomplir les rituels de deuil. »
En 2017, les proches de six Palestiniens sont allés en justice pour faire restituer les corps de leurs proches. L'affaire a finalement atterri devant la Cour suprême israélienne, où la présidente, la juge Esther Hayut, a fait des commentaires remarquables. Bien qu'elle admette que la loi « vise à faire respecter les droits de l'homme », le fait que les Palestiniens morts avaient commis des attaques contre Israël, ou étaient soupçonnés de l'avoir fait, « cette réalité oblige non seulement les forces de sécurité, mais aussi les juristes, à repenser ces lois, afin de les remodeler et de les adapter à la nouvelle réalité » (C’est moi qui souligne). Ce n'est pas un système juridique dont on peut être fier. La juge Hayut semble convenir que son opinion n'est peut-être pas conforme au droit international, mais « tant que le droit international ne se sera pas adapté à cette nouvelle réalité », les dispositions existantes devront être interprétées « d'une manière dynamique qui pourra changer dans le temps » (C’est moi qui souligne).
Et juste pour vous donner un peu de contexte : Ahmed Erekat a été tué le 23 juin 2020, le jour du mariage de sa sœur, alors qu'il faisait des courses pour elle. Sa voiture a percuté une casemate à l'un des 149 points de contrôle (ou plus) en Cisjordanie occupée. Ils lui ont tiré dessus six fois. Une ambulance est arrivée 20 minutes plus tard, mais s'est vu refuser l'accès. Il a été laissé là à saigner jusqu’à la mort. Une heure et demie plus tard, il était toujours couché au sol, mais complètement nu. Son corps a finalement été évacué des lieux par une ambulance israélienne. La famille d'Ahmed a essayé pendant des mois de récupérer son corps afin de lui offrir un enterrement convenable. Un des textes publié en faveur de sa restitution indique que "le gouvernement israélien refuse de le rendre à sa famille à moins qu'il ne promette de ne pas intenter de poursuites judiciaires contre le soldat israélien qui a assassiné leur garçon".
L’ONG Forensic Architecture, basée à Londres, a enquêté pour tenter de reconstituer ce qui s'était passé...
Puisque, chers collègues, l'Université de Tel Aviv sera votre hôte, il convient de noter que les morts palestiniens confisqués sont détenus à l'Institut national de médecine légale de Greenberg (également connu sous le nom d'Institut médico-légal Abu Kabir), qui, selon le ministère israélien de la Santé, est "affilié à la Sackler School of Medicine de l'Université de Tel Aviv."
Si vous envisagiez d'assister à la conférence de Brecht, vous pensiez peut-être que vous vous trouveriez dans une zone sans apartheid et sans oppression. S'il vous plaît n’y allez pas : l'université de Tel-Aviv est en partie construite au-dessus du village détruit et ethniquement nettoyé d'Al-Shaykh Muwannis.
Soit dit en passant, l'institut médico-légal a été impliqué dans un scandale lorsque, en 2009, un ancien directeur de l'institut a admis que l'institut, comme le rapporte The Guardian, avait « récolté de la peau, des cornées, des valves cardiaques et des os sur les corps de soldats israéliens, de citoyens israéliens, de Palestiniens et de travailleurs étrangers, souvent sans l'autorisation de leurs proches ». Nancy Scheper- Hughes, professeur d'anthropologie à l'Université de Californie-Berkeley, a souligné, selon The Guardian, que même si cela ne concernait pas uniquement des Palestiniens, « le symbole, vous savez, de prendre la peau de la population considérée comme être l'ennemi, est quelque chose, juste en terme de poids symbolique, qui doit être reconsidéré ».
Comme déjà mentionné, Ahmed Erekat a été tué le jour du mariage de sa sœur. Je ne connais pas le nom de sa sœur, mais je trouve particulièrement grotesque que la conférence de l’IBS en Israël inclue une représentation d'Antigone, où son frère se voit refuser l'enterrement. Comme vous le savez, le frère d'Antigone n'aura pas droit à des funérailles dignes de ce nom ; son corps devra reposer hors des murs de la ville et être dévoré par les chiens et les oiseaux. Compte tenu du scandale mentionné ci-dessus, on peut facilement imaginer une représentation palestinienne d'Antigone dans laquelle le corps non enterré d'Ahmed est allongé, nu, devant les oiseaux affamés de la science à l'Institut médico-légal, et où on verrait ces oiseaux dévorer le corps d'Ahmed, lui arracher les yeux, lui arracher les peau, manger son cœur et sucer ses os. En effet, ça fera un beau « repas sucré pour les oiseaux », comme l'écrit Brecht dans sa version de la pièce.
Chers collègues, connaissez-vous suffisamment les universités que vous envisagez de visiter ? Que pensez-vous de la liberté académique, par exemple, quand vous savez – ou devriez savoir – que les étudiants du campus de l'Université hébraïque de Jérusalem peuvent être arrêtés simplement pour avoir chanté une chanson ? Est-ce que ceci vous dérange ? Saviez-vous qu'il existe une loi qui interdit aux institutions de commémorer la Nakba ? N'êtes-vous pas curieux de savoir comment les étudiants palestiniens sont traités à l'Université de Haïfa ?
Dites que vous n'avez jamais entendu parler de la Nakba... à l’inverse d’une catastrophe naturelle (tempête, tremblement de terre) par nature imprévisible, la Nakba, c’est-à-dire le nettoyage ethnique de la Palestine en 1948 au cours duquel les milices sionistes ont tué des milliers et expulsé des centaines de milliers de Palestiniens de leur terre, a été planifiée. Jetez un coup d'œil, par exemple, à The Ethnic Cleansing of Palestine (2006) de l'historien israélien Ilan Pappe. Environ 400 villages détruits. Une quarantaine de massacres. Demandez-vous ce qui se cache sous le parking de ce qui était autrefois le village de Tantura. Personne ne sait vraiment combien ils sont là-dessous.
Mais je crois qu'ils méritent d'être rappelés. Je crois que ces âmes mortes sont agitées parce qu'elles n'ont pas été correctement enterrées. Les corps n'ont même pas été dénombrés. Demandez-vous en quelle mesure ces âmes mortes sont dévalorisées quand on ne peut même pas les compter. Demandez-vous :
Was sind das für Zeiten, wo
Ein Gespräch über Bäume fast ein Verbrechen ist
Weil es ein Schweigen über so viele Untaten einschließt !
Quels sont ces temps où
Parler des arbres est presque un crime
Parce qu'il suppose un silence sur tant de méfaits !
Dans quel genre de temps vivons-nous, quand une conversation à propos des arbres est presque un crime, parce qu'elle implique de se taire sur tant de méfaits ? Wirklich, écrit Brecht, ich lebe in finsteren Zeiten ! Vraiment, je vis dans des temps sombres ! Nous vivons dans des temps sombres où c'est presque un crime de présenter certaines des conclusions du Rapporteur spécial de l'ONU, comme je l'ai fait moi-même plus haut, parce que le rapporteur ne discute que de l'apartheid en Cisjordanie occupée, et pas de l'oppression des Palestiniens à l'intérieur d'Israël, ni de la souffrance des habitants de Gaza, ni des Palestiniens qui vivent dans les camps de réfugiés et qui veulent juste rentrer chez eux... C'est pourquoi nous ne devons pas taire la Nakba, même si une conversation sur la Nakba de 1948 est presque un crime car cela implique de se taire sur le fait que la Nakba n'a jamais pris fin. La Nakba continue. Les Palestiniens respirent la Nakba chaque jour lorsqu'ils sont attaqués aux gaz lacrymogènes. Regardez le rapport du Centre des droits de l'homme de la faculté de droit de l'UC Berkeley, « No Safe Space. Conséquences sanitaires de l'exposition aux gaz lacrymogènes chez les réfugiés palestiniens ».
Ce n'est compliqué que par son immensité. Un discours juridique sur les crimes contre l'humanité est presque un crime quand il implique de manquer comment ils ont abattu Rachel Corrie au bulldozer. C'est presque un crime de mentionner Rachel Corrie si cela implique de se taire sur tous ceux qui n'ont pas la chance de porter un nom occidental. Ils ont tiré en pleine face sur Mahdi Rajabi, 19 ans, avec une balle en acier recouverte de caoutchouc. Ils ont tiré en pleine face sur Majid Shqairat avec une balle en acier recouverte de caoutchouc pendant qu'il priait. Ils ont tiré sur Husam Sedir, un gardien de la mosquée Al Aqsa, en pleine tête. Ils ont battu le photojournaliste Rami Al Khatib à coups de matraques, dans les genoux. « Ils frappaient tout le monde », a-t-il déclaré à Al Jazeera, « même les ambulanciers ». Sa main a été fracturée. Le crâne de Husam Sedir a été fracturé. Qui c’est déjà ? C'est le garde dont je viens de parler. (Est-ce que vous l’avez déjà oublié ?) Pourtant, une conversation sur le crâne de Husam est presque un crime si elle néglige l'élément structurel, à savoir comment le nettoyage ethnique en cours (un crime contre l'humanité) et l'apartheid (un autre crime contre l'humanité) fonctionnent ensemble comme « Le colonialisme des colons et l'élimination de l'autochtone », pour citer le titre d'un essai de l'historien et anthropologue australien Patrick Wolfe, publié dans le Journal of Genocide Research. Sans surprise, le journal a été accusé d'être antisémite. Lisez l'attaque ainsi que la réponse. Dites non à toutes les formes de racisme, d'antisémitisme et d'anti-arabisme. Mais ne les laissez pas vous forcer à garder le silence. Et au cas où vous ne soyez pas au courant, les ONG palestiniennes sont accusées d'avoir des liens avec des terroristes. L'oppresseur n'a pas besoin de produire de preuves, juste le mot "T". Pour être en travers du chemin des colons, tout ce que l'indigène a à faire, c’est de rester chez lui...
J'espère que vous ne participerez pas au Brecht-washing de l'oppression. Brecht a du sens pour les personnes opprimées - partout dans le monde. Il est logique que les Palestiniens chérissent Brecht, et il apparaît dans une citation dans un article récent sur la santé dans le Journal of Palestine Studies : « Nous savons ce qui nous rend malades ». Bertold Brecht. Je ne sais pas ce qui a poussé l'auteur à citer cette ligne particulière – qui, soit dit en passant, est tirée du même poème que j'utilise en tête de cette lettre, « Rede eines Arbeiters an einen Arzt » –, mais j'ai l'impression que Brecht a une bonne réputation dans les milieux de la recherche médicale où la santé implique « les déterminants sociaux de la santé – des facteurs comme l'inégalité structurelle, la pauvreté, l'itinérance ». Ne détruisez pas son nom.
Oslo, le 29 avril 2022
Finn Iunker
Finn Iunker (né en 1969) est un dramaturge norvégien et un universitaire titulaire d'un doctorat en littérature allemande sur l'opéra pour les écoles "Der Jasager" (1930) de Bertolt Brecht et Kurt Weill.
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Une réponse à Finn Iunker par Stephen Brockman
Je tiens à remercier Finn Iunker pour sa réaction réfléchie et détaillée au programme du dix-septième symposium de l'organisation, prévu en Israël en décembre de cette année sous le titre trop approprié « Brecht en période de temps sombres ». Je partage certaines de ses préoccupations concernant la politique d'Israël, mais je considère que des discussions respectueuses, réfléchies et animées sont un aspect clé de l'organisation.
En règle générale, lorsque l'IBS décide d'organiser un symposium dans un lieu particulier, cette décision n'implique en aucun cas un soutien à la politique du lieu.
L'IBS a parrainé des symposiums aux États-Unis, et pourtant beaucoup de nos membres sont et ont été en profond désaccord avec le gouvernement américain sur toute une série de questions historiques et actuelles. Nous avons organisé un symposium au Royaume-Uni immédiatement après la décision du Brexit, mais je suis certain que la grande majorité des participants à la réunion d'Oxford était contre le Brexit. Nous avons organisé un symposium au Brésil en 2013, malgré le fait que de nombreux membres de l'IBS s'inquiètent du rétrécissement de la forêt amazonienne et du sort des peuples autochtones. Et il y a des décennies, en 1986, nous nous sommes rencontrés à Hong Kong, même si tous les participants du symposium n'auraient pas souscrit aux politiques de l'administration coloniale britannique sur place. Il en va de même pour le dix-septième symposium : nous prévoyons de nous réunir en Israël, bien que de nombreux membres soient profondément préoccupés par les politiques officielles israéliennes, en particulier à l'égard des Palestiniens. Je sais que certains d'entre nous – moi y compris – espèrent entrer en dialogue, officiellement ou officieusement, avec des intellectuels et des personnalités culturelles palestiniennes avant, après et peut-être même pendant le symposium.
Il n'y a rien de mystérieux dans les procédures de l'IBS pour choisir un lieu de symposium. En général, les organisateurs locaux proposent un lieu et un thème, et l'IBS entre en dialogue avec ces organisateurs locaux. En 2016, les membres de l'IBS en Israël ont demandé à soumettre une proposition pour un futur symposium, et je les ai invités à le faire. La proposition a été vivement discutée lors de l'assemblée générale de l'IBS à Leipzig en juin 2019, au cours de laquelle Finn Iunker, ainsi qu'un certain nombre d'autres personnes, se sont prononcés avec éloquence contre la proposition. D'autres se sont prononcés, tout aussi éloquemment, en sa faveur. Lors de la réunion d'affaires de l'IBS à Portland, Oregon en octobre 2019, deux propositions de futurs symposiums ont été discutées et votées : la proposition israélienne pour 2022 et une autre proposition pour la Colombie-Britannique en 2024. Après de nombreuses discussions, les deux propositions ont été approuvées à des majorités écrasantes, voire unanimes. En d'autres termes, lors de la réunion de Portland, pas un seul membre de l'IBS ne s'est prononcé contre l'une ou l'autre proposition, même si, en tant que président, j'ai averti les personnes présentes qu'il y avait eu une réunion quelque peu controversée à Leipzig quelques mois plus tôt et que l'IBS pourrait s’attendre à des retours négatifs sur la décision d'organiser un symposium en Israël.
Je dois également souligner que de 2016 à 2018, j'ai siégé à l'Assemblée des délégués de la Modern Language Association (MLA, la principale organisation professionnelle des enseignants nord-américains de langue et de littérature dans l'enseignement supérieur), et chaque année la question du boycott d'Israël se posait : BDS, c'est-à-dire le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions. Certains membres ont fermement soutenu un boycott du MLA d'Israël, et l'Assemblée des délégués, pendant mon mandat, a abordé cette question de manière abondante et à de nombreuses reprises. En 2017, l'ensemble des membres du MLA ont voté contre le boycott d'Israël, ratifiant le libellé suivant :
« Considérant que l'approbation de la campagne palestinienne pour le boycott universitaire et culturel d'Israël contredit l'objectif du MLA de promouvoir l'enseignement et la recherche en langue et en littérature... nous décidons que le MLA s'abstiendra d'approuver le boycott ». Le vote a été de 1 954 contre 885. Je connais donc les arguments des deux bords, comme beaucoup d’universitaires américains. De même, en 2020, l'American Historical Association (AHA) a également rejeté une résolution en faveur du boycott d'Israël. Il est aisé de dire que de nombreux universitaires américains, ainsi que de nombreux universitaires ailleurs dans le monde occidental, connaissent les arguments pour et contre le mouvement BDS. En tant que président de l'IBS, permettez-moi de souligner que l'un des principaux objectifs des organisations savantes est d'encourager le dialogue et la discussion, en particulier au niveau international, et que cet objectif n'est pas bien servi par les boycotts et l'ostracisme.
J'écris ce qui précède en ma qualité officielle de président de l'IBS. En tant que chercheur en études allemandes, je m'intéresse personnellement à l'histoire culturelle d'un pays responsable du pire crime contre les Juifs de l'histoire, le génocide de l'Holocauste. Cette histoire implique un antisémitisme vicieux et le boycott des Juifs et de leurs entreprises. Pour moi, cette histoire horrible implique une détermination à lutter contre l'antisémitisme, et elle implique également un soutien à l'existence de l'État d'Israël - même si je m'empresse d'ajouter, pas nécessairement un soutien à toutes les politiques de cet État. En pratique, je crois aussi que le BDS fait le jeu de la droite israélienne et isole davantage ceux de la gauche israélienne qui critiquent les politiques gouvernementales à l'égard des Palestiniens.
Ces dernières années ont vu une montée inquiétante de l'antisémitisme dans le monde occidental. Ma propre ville, Pittsburgh, a été le théâtre d'un massacre dans une synagogue en 2018, quand un antisémite vicieux a assassiné onze personnes un samedi matin apparemment ordinaire. Avant cet événement, je n'aurais jamais cru que c'était possible dans ma ville, qui abrite une communauté juive florissante. Maintenant, je soupçonne que si cela peut arriver à Pittsburgh, cela peut probablement arriver presque n'importe où ailleurs dans le monde occidental.
Quelle serait la position de Brecht aujourd'hui vis-à-vis de l'appel de Finn Iunker aux membres de l'IBS ? « Ne participez pas à ce Brecht-washing du racisme, de l'oppression, de l'inégalité, de l'injustice et de la privation de la liberté d'expression ». Brecht était un pragmatique intéressé par les résultats réels dans le monde réel, plutôt que d'être abstraitement dans le vrai : « Mit wem säße der Rechtliche nicht zusammen/ Dem Recht zu helfen ? » (Avec qui le sage ne s'assiérait-il pas / pour faire progresser la justice?) Brecht vivait dans un monde où il était difficile de savoir ce qui était juste et de maintenir un niveau moral élevé. Nous vivons toujours dans un tel monde. Cela signifie que nous devons faire des choix, et peu importe le choix que nous faisons, nous pouvons nous tromper. Nous vivons dans un monde de problèmes et de contradictions. Mais, comme Brecht le savait aussi, « Die Widersprüche sind die Hoffnungen » ! (Les contradictions sont les espoirs !)
Stephen Brockman, président de l’IBS
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Et voici la lettre ouverte du Théâtre de la Liberté
Chers Société Internationale de Brecht,
Nous, les organisations culturelles palestiniennes soussignées travaillant sous occupation militaire israélienne, nous vous invitons à déplacer votre 17e Symposium, prévu du 11 au 15 décembre 2022, hors de l'apartheid israélien et de ses institutions universitaires complices. Nous vous demandons de respecter l'essence de la pensée de Bertolt Brecht et de ne pas saper notre lutte pour la liberté, la justice et l’égalité.
Comment pouvez-vous organiser en toute conscience votre 17ème Symposium, intitulé « Racisme, oppression politique et dictature », dans un État qui a soumis des millions de Palestiniens à un régime de colonialisme et d'apartheid pendant des décennies ? Ne reconnaissez-vous pas le nettoyage ethnique, les sièges, les vols de terres et de ressources, les massacres en cours, comme des symptômes certains d’un système d’oppression ?
Les Palestiniens indigènes disent au monde depuis de nombreuses années qu'Israël commet le crime contre l'humanité nommé Apartheid, et aujourd’hui les principales ONG internationales, comme Amnesty International et Human Rights Watch, disent la même chose. Amnesty International affirme qu'Israël traite tous les Palestiniens comme un « groupe racial inférieur ». Ne voyez vous pas comment votre conférence blanchirait la réalité de cette oppression ?
Quelles que soient vos intentions, la tenue de votre conférence à l'Université de Tel Aviv en collaboration avec l'Université de Haïfa et l'Université hébraïque, qui sont comme beaucoup d'autres profondément complices des institutions israéliennes, est une grave déformation des principes de Brecht. Son travail a toujours été associé à la lutte culturelle comme outil de résistance, en temps de guerre comme en temps de paix, et comme un outil pour construire des identités nationales et des récits locaux, notamment dans sa démarche de construire un modèle de théâtre épique.
Les Brechtiens doivent chercher à éduquer à travers l'approche théâtrale de Brecht. Brecht pensait à la scène comme à un espace propice pour protester et rejeter l'oppression, toute oppression. Il s'est rendu compte que ces actes nécessitaient un minimum de conscience et de vigilance, ainsi que la prise en considération de l'environnement, comprendre la réalité, la critiquer, la rejeter si nécessaire et évaluer les révolutions, afin de pouvoir aspirer à un changement effectif. Dès lors, être acteur est un métier qui nécessite d'étudier, de lire, de faire des recherches. L'acteur est un révolutionnaire actif, et un élément du changement à venir. Tenir votre Symposium sous le parrainage d'un régime qui contredit tout cela serait un affront à la mémoire de Brecht.
L'université de Tel Aviv, où se tiendra votre conférence, est située sur des terres qui appartenaient autrefois à Sheikh Muwanis, un village palestinien ethniquement nettoyé en 1948. L’Université Hébraïque, l'Université de Haïfa et l'université de Tel- Aviv mènent des recherches militaires, des entraînements militaires, et entretiennent des partenariats avec les forces militaires israéliennes et les entreprises d'armement, elles ont des liens avec les Services généraux de sécurité (GSS), l'agence de renseignement intérieure d'Israël, et accordent des avantages aux étudiants réservistes. L'Université hébraïque est partiellement construite sur des terres palestiniennes volées.
Nous vous exhortons à suivre l'exemple de centaines de départements universitaires, de sociétés et de syndicats qui, comme des dizaines de milliers d'universitaires et de chercheurs du monde entier, expriment leur solidarité avec la lutte du peuple palestinien et, de plus en plus nombreux, s'engageant à respecter l'appel palestinien au boycott universitaire et culturel de l'apartheid israélien et de ses institutions complices.
Nous appelons avant tout les organisations et institutions internationales à respecter la ligne de partage pacifique palestinienne. Nous appelons en outre les organisations internationales à ne pas aider, et à ne pas participer aux tentatives de ceux qui violent cette ligne de partage en organisant des gestes "d'équilibrage". Plus particulièrement, nous appelons l'Institut Goethe à cesser ses efforts de blanchiment en organisant des rencontres entre des Palestiniens et des universitaires internationaux qui ont décidé d'ignorer l'appel au boycott palestinien, et de participer à cette conférence au sein de cet Israël d'apartheid.
Nous exhortons l'International Brecht Society à se tenir du côté de la justice. Dans le cas où vous décideriez d’aller de l'avant, et de maintenir l’organisation de votre événement sous le parrainage du régime de colonialisme et d'apartheid israélien, nous déclarons notre refus de rencontrer l'un ou l'autre des participants, car nous refusons de vous offrir une feuille de vigne, et de contribuer au renforcement d’une fausse perception de symétrie entre l'oppresseur colonial et le colonisé.
Ahmed Tobasi - Directeur artistique du théâtre de la liberté au camp réfugié de Jénine – en Palestine occupée
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